Une nuit...en Septembre..

 

Septembre 1988

 

La nuit est maintenant tout à fait noire , aussi sombre que mon moral , ponctuée de loin en loin  des néons des stations services ou des feux arrières de rares voitures que j'accroche un moment de mes phares avant de les dépasser .

Nous venons de quitter la barrière scintillante du péage de Tours , direction Bordeaux , sortie Poitiers-sud puis la Nationale jusqu'à Angoulême , combien de fois l'ai-je fait ce trajet ,je ne sais plus , mais c'était toujours le cœur en fête à l'idée de retrouver ma tribu un peu plus nombreuse à chaque voyage , avec ses cris , ses rires , ses joies , ses peines et son formidable appétit de vivre , tout ce petit monde rassemblé autour d'un double phare emblématique , Papa / Maman , notre port d'attache , notre point de repère à tous , enfants , petits-enfants , maris , épouses ou amis ,un cœur grand ouvert , chacun peut y entrer et ne s'en prive pas , les places n'y sont ni numérotées ni comptées .

Nous roulons en silence , la radio en sourdine , hier maman m'a appelé , papa a de nouveau été hospitalisé ,il semblerait que cette fois soit la dernière , près de moi Thomas regarde la route sans rien dire , je suppose que ses pensées rejoignent les miennes , mon père , son grand- père , il va bientôt falloir s'habituer à en parler au passé .

Josselyne n'est pas là , elle a pris le train de Bordeaux en fin d'après-midi ,c'est la fin des vacances scolaires , demain quatre septembre ses filles doivent reprendre le chemin de l'école , après quelques jours passés à assurer l'intendance quotidienne en lieu et place de maman qui ne quitte plus l'hôpital et le chevet de papa inconscient , accrochée à son souffle de plus en plus hésitant , dernier signe fragile qu'il est toujours là , elle lui tient la main comme pour le retenir , lui raconte les mille petites choses insignifiantes qu'il a depuis toujours l'habitude d'écouter sans entendre , lui annonce les visites et les petits potins des uns et des autres comme s'il était toujours dans son fauteuil à siroter son apéritif devant la télé .
 Chacun se relaie auprès d'elle attentif à ne pas laisser transparaître le moindre malaise, à jouer la comédie du naturel , à faire des projets d'après guérison , sans savoir s'il se rend compte de notre présence .

Il est très tard , assis autour de la table familiale nous suivons une émission comique qui ne fait rire personne , aucun d'entre nous ne parle d'aller se coucher , inconsciemment rassurés par nos présences mutuelles nous fixons distraitement les images colorées , regroupés au sein de notre cocon pour mieux chasser une angoisse que personne n'ose avouer mais pourtant presque palpable ,   même les plus petits gagnés par la gravité ambiante n'osent plus bouger , luttant en silence contre le sommeil ou se disputant à voix basse .

Il est minuit passé , je roule  vers l'hôpital Girac , Catherine est avec moi , le visage fermé , je n'ai pas allumé la radio mon attention concentrée sur la trouée lumineuse sortant de l'ombre des formes fantomatiques aussitôt disparues  de part et d'autre de la chaussée .

Tout à l'heure le téléphone a sonné, mettant un terme à des mois d'attente angoissée , la petite voix brisée de maman au bout du fil :

-Papa est mort , viens me chercher -

L'écouteur collé à l'oreille  tout s'écroulait autour de moi , frappé de stupeur j'articulais avec peine - j'arrive !

Une chape de glace s'était abattue sur la maison , tout le monde avait compris ,
J'ai posé le combiné , sans un mot j'ai enfilé mon blouson , Catherine a déposé sur les genoux de son mari le bébé endormi qu'elle tenait dans ses bras - je viens avec toi ! -  , comme une automate Dominique a entrepris de débarrasser la table , Thomas s'est emparé du répertoire téléphonique avec l'intention de prévenir les absents , la télé est subitement tombée en panne sans que personne ne la touche ,
attendue sans être acceptée , la mort avait pénétré chacun de nous au plus profond ,
nous laissant sous le choc plus désemparés que désespérés .

Au bout du couloir , tassée , encore plus petite qu'à l'habitude , effondrée sur une chaise, maman ne nous a pas vus venir . Catherine la serre dans ses bras embrassant son visage ridé , trempé de larmes trop longtemps retenues . Debout devant elles , tétanisé , je me sent incapable du moindre mot , du moindre geste . Sur ma gauche , par la petite fenêtre carrée de la porte , je vois une infirmière  s'affairer fébrilement ,
Dans un état second , je me vois pousser le battant et entrer . Papa est là , le drap tiré sous le menton , pâle , les yeux clos , un indéfinissable sourire au coin des lèvres il paraît plongé dans un rêve agréable , je ne réalise pas vraiment qu'il est parti , je me dis qu'il fait semblant , qu'il nous fait une blague à sa façon , qu'il va se réveiller me faire un clin d'œil complice et me demander si la glace est démoulée et l'apéro servi .

Je prend le sac plein des affaires de maman que me tend l'infirmière , je sors sans bruit, un homme en blanc me demande qui je suis , il me dit qu'il est le médecin de garde , qu'il a constaté la mort , qu'il n'a pas souffert , que compte tenu du contexte nous devions nous y attendre ce n'était pas surprenant .

-          Non docteur , ce n'est pas  une surprise - Catherine d'un côté moi de l'autre , nous soulevons maman , suivons le couloir désert et partons sans nous retourner , comme des voleurs ...


 



14/05/2007
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